Depuis des années Anne vit dans la rue, elle l’a choisi. Le dimanche matin, elle se poste à une centaine de mètres de chez moi, ce qui m’a permis de faire sa connaissance. Car Anne montre un vrai sens de la rencontre et du dialogue. C’est même un talent chez elle.
Un beau matin, je la retrouve en compagnie d’une femme manifestement issue d’un autre monde ! Nicole est nonagénaire (mais ça, je l’apprendrai plus tard) trotte-menu, pétillante et volubile. Au fil des semaines nous nous retrouvons, sans pourtant fixer une heure précise. De toute façon, Anne n’a pas de montre.
Un matin, nous avons échangé sur les rencontres qui éclairent notre vie. Car depuis son observatoire, des histoires de rencontres, Anne en a plein sa musette… Toujours insolites, parfois dures, souvent drôles. Précieuses aussi : je réalise combien ces rencontres sont le seul bien véritable d’une femme qui vit dans la rue et s’est dépouillée de tout. Nicole nous lance à son tour : vous savez, j’écris sur les amitiés que j’ai eues dans ma vie, j’ai une chance incroyable d’avoir rencontré de telles personnes.
Écrire sa gratitude envers la vie, de nous offrir de belles rencontres ? Je trouve aussitôt son idée excellente : fortuite et inattendue, une rencontre n’est-elle pas souvent à elle seule un miracle chaque fois qu’elle est bienvenue ?
Aujourd’hui Nicole ne sort plus de chez elle, trop fragile sur ses deux jambes. Elle achève son manuscrit sur ces grandes amitiés qui ont nourri et embelli sa vie. En commençant toutefois par celui « dont j’ai été amoureuse pendant dix ans : pour moi c’était lui ou rien du tout, mais ça n’a rien donné ! » L’humour de Nicole est toujours en embuscade… Françoise est sa plus ancienne amie, qu’elle a rencontrée sur les bancs de la fac de droit en 1946. Françoise est morte l’année dernière, 74 années d’estime et de complicité les réunissent toutes les deux. Les amitiés de fraîche date ne manquent pas non plus dans le récit : la dernière, Margot, est sa voisine du dessus que Nicole a rencontrée en invitant les habitants de son immeuble quand elle a emménagé dans son nouvel appartement. Margot est une amie chère aujourd’hui.
La différence entre Anne et Nicole semble immense ; l’horizon d’Anne se limite aux ruisseaux de Paris, quand celui de Nicole s’est déployé toute sa vie sous le ciel d’amis artistes ou intellectuels. Je vois pourtant une similitude profonde entre ces deux femmes. Ce qui me frappe en écoutant Anne, c’est l’intensité avec laquelle elle vit ses rencontres au point de les rendre inoubliables pour elle-même. Comme si la régularité d’une relation qui semble tellement nécessaire à l’approfondissement d’une première rencontre, n’avait pas de prise sur elle. Anne peut vivre l’instant bref et sans lendemain, de la même manière que Nicole a vécu ses rencontres sur un temps long et nourri d’échanges. Anne garde vibrants en elle ces instants éloignés par les années, au point de pouvoir les partager aujourd’hui avec le même enthousiasme que Nicole. Pas étonnant qu’elles se soient liées d’amitié.
Et si à votre tour, vous aviez envie d’écrire ou de raconter vos belles rencontres ?