Passeurs d’histoires

Mes récits de vie me font comprendre la portée de ces voyages dans le temps, et combien un parcours de vie gagne à être partagé. Sans chercher à être exhaustif, puisque l’on n’est pas obligé de tout dire : qu’on se le dise !

Pour mieux exprimer la valeur du récit de vie, je vais m’arrêter sur le mot passeur.
Passeur : celui qui transporte quelqu’un ou quelque chose (quelque part). 
Passeur d’eau : personne qui transporte des passagers d’une rive à l’autre d’un cours d’eau. (définition du CRTL)

Pourquoi est-ce que j’aime donner à mes conteurs le rôle du passeur ? En quoi, me raconter une histoire ou leur histoire, va plus loin qu’évoquer et rassembler des souvenirs ? Que transportent-ils de si précieux, au point de les inciter à ne pas le perdre ? Avec cette image de douceur et de fragilité qu’évoque une traversée en barque.
 
Odile, ma première conteuse est née en 1917. Quand elle me parlait de son arrière-grand-mère Élisa, je voyais à ses côtés cette femme d’un autre âge vêtue de noir jusqu’aux chevilles, reprendre vie et couleurs : la vie simple et rude d’Élisa née en Alsace où elle a grandi, sa ferme en Picardie où en novembre 1914 elle voit se réfugier sa petite-fille (la mère d’Odile) pour accoucher de son premier bébé alors que son mari est sur le front, son cœur chaleureux et ses yeux espiègles, voilà ce qu’a retenu Odile. Voilà ce qu’elle portait en elle, et que je lui ai fait transporter vers l’autre rive, aussi doucement que sur une barque. Pour le garder bien vivant.

En détachant un morceau d’histoire d’Élisa pour le déposer devant ses neveux et petits-neveux, Odile s’est faite passeuse : à leur tour d’en être les dépositaires. Ils peuvent désormais évoquer une figure vivante de leur patrimoine familial. Je retranscrirai sous ma plume bien d’autres événements et visages qu’Odile a ainsi rendus familiers.
 
Tout le monde me direz-vous, n’a pas connu ses arrière-grands-parents et tout le monde n’est pas centenaire comme Odile qui dans sa chambre, pouvait rejoindre le 19ème comme le 21ème siècle ! Et pourtant : dans toute famille les générations sont irriguées par des personnes, leurs rencontres, leurs choix de vie, leurs métiers, leurs més-aventures, des anecdotes surprenantes ou savoureuses, autant de sources vives qui seront effacées si elles n’ont pas leur passeur. Là est la fragilité d’une histoire.
En questionnant (un peu), en écoutant (beaucoup !), en écrivant (passionnément !!) mon but est de restituer le récit des événements en une histoire singulière, dans la mesure où ils forment la marque originale d’une famille, son histoire à nulle autre semblable.