Je viens de refermer ce petit livre de Françoise Héritier, anthropologue de métier. Quel délice d’en parcourir les pages ensoleillées qui nous propulsent tour à tour sur une terrasse de café, une plage de galets par grand vent, dans un jardin qui croule sous les roses trémières, rue de Belleville à Paris ou encore devant l’océan en contrebas…
Son propos ? Mettre en lumière les instantanés de notre journée, si vite occultés par notre esprit préoccupé. En surgissant à l’improviste, ces instants provoquent en nous une sensation de fulgurance. Ils nous saisissent, nous transportent, et les voir égrenés sous la plume gourmande de l’auteur, nous offre un goût de merveilleux et en même temps de familier. Voici quelques grains, détachés de leur chapelet :
‘’… piquer un fou rire, mettre un beau couvert, faire un jeu de mots, écouter religieusement Mozart ou les Beatles, observer un artisan, se gorger de fraises des bois, se creuser la tête pour trouver ce qui ferait plaisir à l’autre, s’étirer et bailler, corner une page même si ça ne se fait pas, pleurer (ou avoir peur) au cinéma, soupeser un melon, apprécier le toucher d’un beau cuir, sursauter de plaisir au son d’une voix, partager une barre de chocolat, sortir avec précaution les bigorneaux de leur coquille, traîner des pieds dans les feuilles mortes, regarder le feu, s’étonner d’être toujours en vie, ôter un caillou de son soulier, trouver un trèfle à quatre feuilles, faire des ricochets, trouver des champignons, toucher les naseaux humides d’un jeune veau, boucler ses bagages, enlever une croûte à son genou (c’est loin tout ça !), scruter l’horizon, se donner du mal pour une broutille, succomber à une tentation gourmande, ouvrir un paquet cadeau, humer l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, attraper une mouche d’un seul coup de main, être dehors quand le diable marie ses filles (pardon ? être dehors sous une giboulée par beau temps…) voir de grosses gouttes d’eau s’écraser sur le sol, trouver enfin le mot juste, croquer des radis, faire un canard dans la tasse à café du voisin, calculer le temps entre l’éclair et le tonnerre, essayer en vain de battre correctement un jeu de cartes, laisser courir sur son doigt une coccinelle, aimer le marché, l’œil frais du poisson, chercher en tâtonnant une torche électrique (qui refusera de marcher), ouvrir grands les volets et les fenêtres, voir les draps qui sèchent retroussés par le vent, éplucher des châtaignes…’’
Rien de bien sorcier assurément, alors d’où vient le charme de ces instants volés ? Leur poésie ne viendrait-elle pas en partie de nous-mêmes, quand notre regard se détache du temps compté et peut alors s’ouvrir à l’imperceptible : à la légèreté de l’éphémère, au clin d’œil de l’inattendu, à la gratuité du presque rien qui dit presque tout ? Rester à la fois libre et attentif pour ne rien perdre de la générosité de l’instantané, de ‘’ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie.’’
En écoutant mes ‘’conteurs’’ ou ‘’conteuses’’ évoquer leur histoire, je goûte les instants qu’ils ont eux-mêmes si bien repérés, respirés et que, graves ou légers, ils exhument en formules sans pareil ou avec des mots d’un autre âge ! Et si j’en faisais le sel d’une prochaine lettre ?…