“J’ai une dette envers la vie“ sont les mots de Svetlana Geier, à 87 ans.
Ukrainienne, née à Kiev en 1923, sa vie n’a pourtant pas été un jardin de roses. Témoin des purges staliniennes et de la barbarie hitlérienne, Svetlana est prise en étau entre sa Russie natale qu’elle doit fuir et l’Allemagne nazie où elle échoue en 1943. C’est pourtant là qu’elle étudie, se marie, donne naissance à ses deux enfants et enseigne à l’Université de Freiburg.
Ensuite… qu’est-ce qui anime Svetlana à l’aube de ses 70 printemps ?
Proposer dans la langue de Goethe, la traduction la plus juste, la plus vivante aussi, des cinq œuvres monumentales de Dostoïevski qu’elle appelle affectueusement ses « cinq éléphants » *. Un travail d’orfèvre où chaque mot est ciselé et chaque expression irriguée par son âme russe, toujours vibrante. Une odyssée qui retiendra Svetlana jusqu’à son dernier souffle en novembre 2010.
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Une dette envers la vie… L’expression est marquante et peut éclairer à elle seule le désir de ceux et celles qui souhaitent souligner dans leur histoire, même endolorie par quelques sombres événements, ce que la vie leur a également offert de bon et de beau : ne pas lui retirer, le raconter ou l’écrire, humble façon de la célébrer.
Proposer son regard et donner une voix à sa propre histoire. On a beau la connaître, il apparaît souvent au cours du récit quelque chose qu’on n’avait pas remarqué, sans doute parce qu’on ne l’avait pas relié. Faire mémoire de son histoire n’est pas seulement la relire mais aussi la relier, comme on relie des fils entre eux. Tel un tisserand. Les mots « textile » et « texte » n’ont-ils pas la même origine ? Dans le tissu comme dans le texte, se déploie un enchaînement : on y trouve l’idée de chaîne, cette série de fils que l’on croise avec ceux de la trame. Si un tissu est une croisée de fils qui lui donnent sa particularité, une histoire présente une croisée de chemins qui ensemble lui donnent sa contenance, son relief, son mouvement, ses vibrations. Sa part unique aussi.
Raconter son histoire, c’est aussi comme s’engager dans un champ où l’on voit s’ouvrir ici et là des plantes qui nous sont chères, familières : des rencontres, des événements qui nous ont façonnés, qui ont orienté notre itinéraire. C’est encore découvrir quelque autre souvenir à l’improviste, qui de façon inattendue éclaire le récit. On se dit alors que toute histoire reste ouverte, qu’elle n’est jamais close sur elle-même. Exister veut dire être un chemin vivant nous rappelle Svetlana.
Et pour celles et ceux qui bien souvent sont les premiers solliciteurs de leur histoire familiale auprès de leurs parents ou grands-parents ?
Ils en connaissent des bribes racontées entre la poire et le fromage ou encore au moment de se quitter, se désolent devant les photos d’album aux légendes effacées (ou devant quelque légende sans photo !…), veulent préserver de l’oubli les anecdotes et les détails qui n’en sont pas, désirent être reliés à leurs origines encore méconnues d’eux : grâce à la mémoire encore vive de celui ou de celle qui pour eux, peut assembler les fils du tissu familial. Tel un tisserand.
* Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Possédés, L’Adolescent et Les frères Karamazov.
Svetlana raconte son histoire dans le très beau documentaire que lui consacre Vadim Jendreyco, « La femme aux 5 éléphants », disponible en DVD et sur Internet